ENTRE L'OMBRE ET LA LUMIERE
par Stéphane PENXTEN, Bruxelles, 1991
Préface du catalogue édité par l'Administration de la Communauté germanophone
Proscrit du champ consommateur mais rescapé de la décharge publique, l'objet garde les stigmates du temps qui passe et les morsures du temps. De l'ombre à la lumière, l'objet, marqué par les intempéries, conserve un peu de soleil, de pluie, de gel et de vent. Comme le visage de Simone où le temps grave les marques profondes d'une vie en plein air. Partout, où qu'elle aille, Simone Huby récolte, déniche, rencontre ou se heurte à ces indignes, à ces impropres. L'objet de rebut n'est plus, dès lors, ce qu'il fut. Il entre, comme composant d'une angoisse sociale, dans la logique plastique d'une poétique passagère.
Simone a mal aux autres, a mal au monde. Une vie retirée, paisible, partagée entre la famille, la nature et l'atelier - sa cave - ne font que renforcer sa réceptivité au monde extérieur. Entre la nature, sa cellule et le monde des autres, il y a la civilisation: celle de la pensée et de l'écriture, de la poésie et de la littérature mais aussi de la misère et de la guerre, de la haine et de la peur. Derrière la lecture de L'Insoutenable légèreté de l'être et la participation à Amnesty International s'affirme la conviction que l'homme est fragile. L’œuvre plastique traduit souvent le désespoir d'une humanité qui s'oublie. Paysage du 20ème siècle où la figure, hors de l’œuvre, est le regard de l'autre. Cette absence de la représentation, ces œuvres sans visages renvoient de façon lancinante au champs clos de l'angoisse intérieure. Elles sont le contenu de la souffrance, l'expression de la tourmente.
Les matériaux bruts se fondent en une composition rigoureuse: harmonie en noir où la lumière accroche les traces existentielles. Ici, des plaques de bitume se superposent en de curieuses cartographies. Au centre, la toile de jute apparaît en repentir: lézarde de lumière blonde, végétal englué dans l'ombre minéralisée de la dualité ombre - lumière. S'ils évoquent, comme l'indiquent certains titres, des paysages apocalyptiques, ce l'est moins par leur naïve et sommaire signalétique que par leur oppressante atmosphère. Sous une apparente économie de moyens se cachent les manipulations subtiles, les altérations nécessaires. Ciels minéralisés, terres scrofuleuses, mers buboniques, le matériau sous la “morsure térébenthine“ pleure un goudron purulent. Notre siècle puise dans les flancs de la terre sa propre lèpre, engendre une nouvelle peste noire. Le drame s'accomplit.
Les bandes de roofing, goudron en prêt-à-poser, s'éclairent ici et là, renferment la lumière à laquelle elles ont été trop longtemps exposées. Cette ténèbre molle transpire de fines gouttes de soleil. Le bien triomphe-t-il toujours du mal? Lumière d'espoir, lumière de la Foi. Chaque œuvre de Simone Huby contient sa charge de sacré. Loin du dogme religieux, près de l'amour de l'homme et de la nature, l’œuvre concentre l'éternelle dramaturgie. Celle de la dualité primordiale, à la fois tellurique et spirituelle: la lutte du bien et du mal, de l'ombre et de la lumière.
Dans certains travaux, ce sens du sacré est exprimé plus directement.
La série des fenêtres correspond incontestablement à la mise en icône des objets les plus quotidiens. Objets de rebut au sens propre. Ils sont, pour la plupart, identifiables. Les cadres, de vieux chambranles de fenêtres, contiennent un espace où s'agence rigoureusement l'objet trouvé. Mais ici encore l'atmosphère prime. L'objet, aussi symbolique soit-il, les serrures par exemple, est avant tout l'élément d'une composition plastique.
Aux grands bitumes, que nous pourrions qualifier de figuratifs, correspond la période abstraite des fenêtres. Abstraite ou plutôt concrète. Chaque élément, chaque objet ne cherchant aucunement à masquer sa réalité mais plutôt à participer d'une harmonie dictée par des forces intérieures, des forces supérieures. Elévation du rebut, de l'inutile, de l'usagé; chez Simone, la mise en icône est plus qu'une allusion métaphorique aux exclus et aux reclus. Plus qu'un jeu de l'esprit, elle est la matérialisation d'une douleur, l'image d'un désarroi devant la souffrance et l'intolérance. Comment ne pas penser a certains retables du Moyen Age: scènes en trois dimensions de la Passion du Christ ou du Martyre des Saints. Mais l'œuvre est ici plus forte encore. Sobre, rigoureuse, dépouillée, elle provoque une lecture immédiate, un malaise soudain. Art pauvre, serait-on tenté de dire. Pour le goût des matériaux rugueux, sans doute, mais pas dans l'extraordinaire précision de la composition et surtout pas dans l’évidente scénographie du mystère qu'elle induit. L'ombre est ici carcérale.
Ombre et Lumière, De la Nuit au Crépuscule, deux recueils de poésie que publie la jeune Simone Huby, alors enseignante en langues germaniques. La part du texte, elle s'en souviendra plus tard, en 1988. Elle a cinquante-cinq ans. Depuis quinze ans déjà, elle a troqué les mots pour les objets. Un univers plastique s'est élaboré lentement, entre minéral et végétal, entre terre et ciel. Toiles et voiles, châssis et serrures, racines et bitumes ont tissé les relations au monde environnant. Mais il y a trois ans Simone s'est écartée des collines caressées par le vent, des sentiers battus par la pluie. L’œuvre se fait papier, suie et encre. Plus fragile que jamais, plus sobre encore, elle bascule du concret à l'idée, du relief au plan. Apparaissent ce que les uns appellent bannières, ce qu'elle nomme tapisseries. De vieux journaux, marouflés sur toile lâche, sont le terrain d'une signalétique fumigène. L'ombre et la lumière s'accordent, complices, symbiotiques. L'écriture, l'encre noire sont la mémoire des mots, l'agencement concret d'une sémantique de la pensée et de l'émotion. Paradoxe de langue écrite que de concentrer le savoir en ces curieux et rigoureux ordonnancements. L'écriture, c'est la mémoire mais c'est aussi l’émotion et la mémoire de l’émotion. Pouvoir de l'image sur le texte, de la matière sur la pensée. Loin de l'événement, la bibliothèque conserve l'histoire. Une histoire d'encre et de poussière, stratigraphie de papier d'un présent qui a définitivement vécu. Cette suie noire, typographique, recouvre le papier, occulte le présent, enveloppe l'avenir. La Bibliothèque des âges ouvre la porte sur une pensée sédimentaire, sur les géologies de la mémoire. La lumière blanche d'une page se couvre, comme le lit d'une rivière, des alluvions du savoir.
Une boîte, grossière, couvercle fermé, protège de petites fardes de papier noirci, empilées. Dans chacune d'elles, que l'on devine faites de ce papier qui fut réceptacle du texte, une petite bande de carton coloré, découpé. La mémoire protège l'avenir. Le passé contient le présent, tout le cheminement de l'artiste est mis au tabernacle. Symboles d'une éthique placée sur l'autel de la foi et du partage. Archivages et ex-voto sont la part d'un même sens du sacré, d'un même humanisme qui, de l'ombre à la lumière révèlent la chose humiliée dans sa dignité oubliée.
Je crois cette femme qui, devant la mer du 20ème siècle eut envie de prier. Il est des ténèbres qui transportent la lumière de l'espoir.
Reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur